En 2024, nous avons eu l’occasion de consacrer des articles à Pitchfork et Spotify, l’actualité s’en mêle cette semaine et apporte quelques nouveaux éclairages loin de contredire ce que nous évoquions ! Voici quelques réflexions autour de ces nouvelles toutes fraîches.
Une histoire orale de Pitchfork chez Slate
Slate (la version américaine) a consacré un article fleuve de 12 000 mots à l’aventure Pitchfork, en interviewant de nombreux protagonistes dont le fondateur Ryan Schreiber et le co-propriétaire Chris Kaskie, ainsi que de nombreux chroniqueurs et responsables de rubriques.
J’ai lu le contenu pour vous: c’est pas mal mais pas si indispensable malgré un travail journalistique phénoménal de la part des auteurs (Dan Kois, Nitish Pahwa, Luke Winkie). Tout dépendra de votre appétence pour Pitchfork et les médias en général ! Malgré quelques détails intéressants, la plupart des intervenants restent assez sages. Quelques voix s’autorisent des réflexions un peu plus poussées mais beaucoup semblent faire attention à la suite de leur carrière ! C’est notamment le cas du patron lui même qui finalement ne dit rien de franchement palpitant.
En tout cas je trouve que ça donne une vue d’ensemble assez intéressante sur la manière dont Pitchfork s’est finalement imposé très vite en ligne. Je pense que le timing y est pour beaucoup, de même que le ton snob/insupportable des débuts. On y a apprend que le site avait un forum interne ainsi qu’un site FTP pour stocker les mp3 des disques promos: une fonctionnement intéressant !
Sur les rémunérations, le flou règne évidemment. Tout le monde file des chiffres et des conditions différents. Peut-être que c’était même organisé par Pitchfork pour éviter de devoir trop payer certaines personnes ?
Pitchfork n’assume pas vraiment ses choix
Je trouve néanmoins l’article un peu léger sur d’autres sujets. Les protagonistes de certains défonçages en règle (des 0.0) n’assument pas vraiment leur implication dans l’échec de certains disques/groupes (Black Kids, Jet, etc.). On y apprend que la très nulle chronique de Shine On de Jet a été signé sous un alias (Ray Suzuki) plutôt que sous un vrai nom/pseudo habituel. Slate a d’ailleurs consacré un autre article sur ce sujet (très intéressant). Sans surprise, à part Thurston Moore, personne ne veut remuer le couteau dans la plaie. Cela en dit long sur la blessure. Pas celle d’avoir reçue une critique négative (qui peut tout à fait être légitime) mais de l’humiliation violente de la part des bullies du cool, une attitude très proche de celle que nous dénoncions ici même il y a quelques jours (Poptimisme, la victoire des brutes).
En parlant de poptimisme: l’article revient longuement sur l’accusation qui pèse sur Pitchfork à ce sujet depuis quelques années. Je fais parti des gens qui pensent qu’effectivement Pitchfork a changé son fusil d’épaule. Les différents intervenants tentent de noyer le poisson et évoquent la présence de disques expérimentaux. Je pense notamment à cette citation de Jayson Greene (contributeur depuis 2008):
Je demande à tout le monde de regarder les chroniques de l’année passé et de comparer le nombre de chroniques de disques expérimentaux (électronique, noise, collage) et de les comparer au nombre de disques de pop stars chez des majors. Je pense juste que c’est une assertion stupide par des gens qui ne lisent clairement pas beaucoup Pitchfork.
OK mais quelque chose ne trompe pas: les listes de fin d’années ou décennales. Là il y a un changement complet de ligne éditoriale ! J’ai rien contre la volonté de diversifier les points de vue et la musique, bien au contraire mais il faut aussi assumer cela plutôt que de rejeter la faute sur les lecteurs. Cependant certains intervenants sont plus réalistes (et on les remercie), Jill Mapes (éditrice sénior entre 2016 et 2024) dit ainsi très justement:
Cela me donne toujours de l’anxiété. Il y a tous ces disques de grosse pop qui sortent et je ressens le besoin de pitcher les chroniques mais j’en ai pas envie car je ne veux pas faire ça. Je ne sais pas qui ça sert au juste car tout le monde sait que ces disques sortent. Cela ne met pas en lumière un artiste, à l’inverse d’un musicien moins connu ou même de stature intermédiaire.
Bref le départ sur le poptimisme est encore ouvert mais qui pourrait douter que le rachat pas Condé Nast n’a pas contribué au virage chez Pitchfork ?
Spotify toujours plus loin dans la communication méphétique
Sur leur site internet Loud & Clear (pas de lien), Spotify revient sur l’année 2023 et notamment sur la règle des 1000 écoutes. Dans le slide numéro 7 intitulé Numbers In Contexte nous pouvons y lire une comparaison complètement hors sol entre les musiciens et les joueurs de foot.
Voici le fameux passage (traduit par mes soins pour le plaisir):
De plus en plus d’artistes ont du succès et de ce fait de plus en plus de personnes souhaitent le devenir. Oui; il y a plus de 10 000 000 de personnes qui ont mis au moins un morceau sur Spotify mais quand il s’agit de construire des opportunités financières, nous nous concentrons sur les plus dépendants au stream pour vivre, c’est à dire les 225 000 artistes émergents ou professionnels qui construisent des carrières.
Comme point de comparaison, la FIFA a estimé qu’il y avait des centaines de millions de personnes qui s’auto-identifiaient comme footballers mais seulement 128,694 touchent de l’argent avec. Bien que le sport et la musique soient plutôt différents cela démontre combien l’aspiration à participer à une carrière artiste ou athlétique est chose commune et rependue.
Une autre manière de voir les choses: c’est 10 millions de personnes qui chargent un morceau sur Spotify sont comparables à des dizaines de millions qui ont mis une vidéo sur youtube pour partager quelque chose qu’ils aiment avec le monde. Et pourtant le nombre de créateurs tentant une carrière sur youtube est beaucoup plus faible.
Comme d’habitude, Spotify se moque complètement des musiciens et fait preuve d’un cynisme complet. Le site entretient une relation toxique avec ceux qui lui permettent pourtant d’exister. Sous couvert de bienveillance, le site renvoie à dos à dos deux hypothétiques catégories: les musiciens sérieux et les amateurs. Cette distinction est évidemment complètement arbitraire et volontairement insidieuse. Il s’agit alors de prendre aux amateurs (qui n’ont pas besoin de revenus) pour donner plus aux autres, en oubliant au passage que le problème vient des rémunérations de Spotify et non de comment l’obole est redistribuée entre les différentes catégories de manants.
Plus que jamais Spotify est un problème pour la musique que nous aimons. Toujours aux rayons des nouvelles, je vous conseille également de consulter cette vidéo très intéressante de Benn Jordan pour continuer d’explorer le sujet.
En conclusion de ces nouvelles
Je laisse la parole à Zola Jesus (interviewée dans le texte fleuve de Slate):
Faire de la musique est désormais un processus solitaire. Je peux faire le meilleur disque de ma carrière en 2024, le sortir et moins de gens (que jamais) l’écouteront. Ce n’est pas tant qu’il n’y a plus de journalisme musical mais parce que personne n’en entend parler sans les algorithmes. Cela donne l’impression de crier dans le néant (NDR: pisser dans un violon pour le dire plus familièrement).
Cette citation apportent un angle intéressant sur nos deux nouvelles. Elle explique une partie des problèmes actuels de Pitchfork (l’importance du journalisme musical aux yeux du grand public) et ceux de Spotify (une boîte noire qui méprise les artistes). Plus, elle rappelle la désolation de la situation actuelle. Plus que jamais, nous devons chercher de nouvelles solutions et essayer de faire exister des alternatives à ce qui se dessine désormais.