Il y a quelques jours, avec quelques bons camarades nous devisions de ce sujet au Motel. J’avais déjà eu envie d’écrire ici sur ce sujet, je profite qu’il soit revenu à moi pour m’y consacrer un peu plus longuement. Il s’entrecoupe d’ailleurs avec un autre sujet fascinant: la disponibilité des œuvres culturelles sur les services de streaming. Mais venons en à ces fameux Director’s Cut et autre remixage!
Des définitions
Le Director’s Cut est une pratique désormais courante au cinéma, en particulier depuis les années 90. Il s’agit de donner le dernier mot du montage au réalisateur. Il était courant dans les années 70/80 que le studio ou le producteur ait un droit d’intervention sur le montage, parfois au détriment du réalisateur. Avec les rééditions ultérieures des films, particulièrement à l’ère du DVD (et désormais blu-ray), les réalisateurs ont pu proposer leur propre version du film, plus proche de celle qu’ils ont imaginé. On parle alors de Director’s Cut. Ces nouveaux montages rééquilibrent les pouvoirs entre différents intérêts: économique et artistique notamment.
En musique, il est rare que les albums soient aussi retravaillés que les films a posteriori de leurs sorties. Le remastering est évidemment un classique ! Rappelons que le mastering est l’étape finale d’un album avant sa commercialisation: un ingénieur son retravaille une dernière fois la musique à partir des masters. À cette étape l’ingé son se concentre en particulier sur l’égalisation des différents morceaux en terme de volume et dynamique. Il travaille généralement les compressions (augmente l’impression de volume au détriment de la dynamique) et les équalisations (un travail plus chirurgical pour donner plus de lisibilité à la musique et faire de la place). Au delà du remastering, il arrive parfois que les albums passe par l’étape remixage. Il s’agit alors d’avoir accès aux pistes enregistrées en studio et à les retravailler directement plutôt que de partir du fichier stéréo pré-mastering. Il est alors possible d’en enlever, d’en ajouter etc. Bref il s’agit généralement d’une intervention plus lourde sur le rendu sonore.
Quelques exemples de remixage et director’s cut
Les exemples de Director’s Cuts ne manquent pas ! L’un des plus connu reste évidemment Blade Runner (1982) de Ridley Scott. Wikipedia nous apprend qu’il existe pas moins de 7 versions différentes du film ! Si les différences sont parfois subtiles, dans le cas de la pellicule inspirée de Philip K. Dick, la fin est aussi différente. On voit déjà alors se profiler une question: quel doit être le montage de référence quand on se réfère à Blade Runner ?
George Lucas est un autre spécialiste des modifications apportées a posteriori à ses œuvres les plus connues. Réalisé avec un budget limité, Star Wars IV a eu de nombreuses versions successives à chaque nouvelles innovations technologiques. À part à travers des versions bootleg (des contrefaçons) il n’est tout simplement plus possible d’acheter/voir la version sortie au cinéma ! Il est alors évident que le rapport à Star Wars dépendra aussi du moment où l’on découvre l’œuvre.
Cette relecture d’une œuvre déjà publiée existe aussi en musique même si elle est moins la norme. On peut penser au fameux projet des Beach Boys: Smile. N’arrivant pas à terminer le disque, le groupe publie finalement de Smiley Smile (1967), accueilli tièdement par la critique mais depuis devenu un classique. En 2011 le groupe se remet à l’ouvrage et complète le disque ! Dans un genre assez proche, les Beatles restants ont plusieurs fois retravaillé des démos de John Lennon (souvent ultérieures au groupe) afin des les publier sous le nom de la formation liverpuldienne, notamment Now & Then en 2023. Le remixage simple est une opération plus courante, de même que les réenregistrements (souvent pour contourner les questions de droits).
Parfois les labels s’autorisent des écarts et cherchent à moderniser la musique des groupes, en ajoutant par exemple des synthétiseurs ou des boîtes à rythmes. Un exemple frappant quoique très spécifique reste celui des morceaux compilés sur des disques comme la célèbre Cambodian Rocks de 1995. Toutes la musique antérieure au régime communiste a été sauvagement détruite et réprimée par ce dernier. De ce fait, elle a survécu à travers des cassettes pirates, diffusées artisanalement. Certains ont alors retravaillé les arrangements des originaux en y ajoutant de nouvelles pistes. Ces versions sont désormais les seules disponibles. Pour en savoir plus, allez jeter un regard sur ce passage de l’article de Wikipédia !
La réception d’une oeuvre
Ces arrangements avec les versions originelles soulèvent une question: les œuvres auraient elles été perçues de la même manière dans leurs itérations ultérieures ? Rien n’est moins sûr ! Autre débat passionnant: dans quelle mesure une œuvre appartient elle d’avantage à son créateur qu’au public, une fois que celle-ci a été diffusée ?
Nous touchons alors du doigt un vrai sujet. Le director’s cut et le remixage sont ils de modestes coups de peinture ou des réécritures ? Il est légitime de laisser le créateur d’une œuvre avoir un droit de regard sur celle-ci, mais ne faut-il pas encourager la possibilité de laisser aussi le public décider/apprécier des différentes versions ? Certains le font (des coffrets avec plusieurs montages ou différent mixes) mais ce n’est pas toujours le cas (Star Wars). Les souvenirs du public ont aussi leur importance. Des individus créent des connexions avec des films ou des disques et peuvent avoir envie de retrouver ce frisson particulier ou le faire partager à leurs proches. Cette demande a, selon moi, aussi une certaine légitimité.
Remixage et Director’s Cut à l’ère du streaming
Quand la diffusion des œuvres culturelles étaient physiques, il était difficile pour les créateurs/producteurs/politiciens de les supprimer une fois diffusées (de l’intérêt de défendre le support matériel !). Désormais, avec le streaming, les possibilités sont nettement plus poussée ! Un artiste comme Kanye West peut publier plusieurs versions du même album et supprimer les versions antérieures en un clin d’œil.
Si aujourd’hui, le catalogue musical est assez bien couvert par Spotify et ses compères, il n’est pas si évident d’envisager que cela le soit à une échéance de dix ou vingt ans. Les carrières musicales vont s’étioler, les labels disparaître, les ayant droits des catalogues passer à autre chose etc. Il est évident que de nombreux disques (surtout des sorties au niveau des labels indépendants) vont un jour ou l’autre disparaître des sites de streaming.
Coté cinéma, l’offre est déjà nettement plus éclaté et de nombreux classiques invisibles à un instant T. Aujourd’hui nous bénéficions aussi d’une certaine latitude sur ce qu’il est possible de voir. Nous avons cependant aussi pu constater que Paramount + était arrangé pour ne pas intégrer certains épisodes de South Park pour ne pas faire de vague (un article dessus).
Une conclusion ?
Je pense qu’il est important de laisser le choix aux personnes qui vont réceptionner l’œuvre. Un film ou un disque est aussi, quelque part, un dialogue entre artistes et le monde. Si l’artiste est le principal artisan de l’œuvre, celle-ci prend une nouvelle dimension une fois diffusée et digérée par le public. L’œuvre existe donc aussi à travers le public qui l’apprécie.
Bref, il faut faire preuve d’intelligence et laisser le public décider si un contenu lui convient ou non à partir du moment où ce dernier a été préalablement disponible. Il ne s’agit pas de s’intéresser aux brouillons et aux versions de travail (on peut, mais c’est un autre sujet) mais de conserver des traces pour la mémoire commune. Les œuvres culturelles participent à faire de nous autres individus une société, il est important que chacun ait accès à la même expérience s’il le souhaite.