Comme vous le savez, je ne suis pas un adepte de spotify et du streaming (ses algorithmes) en général. Je ne prétends pas détenir la vérité mais il me paraît quand même important de présenter régulièrement des arguments pour appuyer mon point de vue. Libre à vous ensuite d’en tenir compte, d’être d’accord (ou non) etc. Aujourd’hui j’aimerai attirer votre attention sur l’impact du streaming sur la durée de vie des albums. Ce sujet est rarement abordé mais il me semble essentiel dans l’écosystème de la musique actuelle.
Crise du disque et émergence du streaming
Si Spotify nait en 2006, il devient important surtout dans les années 2010. Il répond cependant à une crise de disque démarrée vers 2002, avec le développement du Peer 2 Peer et de l’internet haut débit (l’ADSL arrive commercialement en France en 1999). Les conséquences irriguent ainsi le discours des années 2000. Au départ les sites de streaming (spotify ou deezer) tentent donc de répondre à travers une offre légale au piratage alors particulièrement populaire. Grâce à napster (1999), kazaa (2001) ou audiogalaxy, il devient possible de télécharger un album sans l’acheter. Le développement des graveurs de cd (désormais disparus) assène encore un coup à une industrie du disque affaiblie. Pendant cette période, iTunes (2001) devient un acteur incontournable du secteur avant d’être à son tour remplacer par Spotify et consort.
Un changement des comportements des consommateurs
L’accessibilité de la musique gratuitement induit des nouveaux comportements chez les passionnés de musique. Ces derniers remettent en cause l’hégémonie de l’album alors en cours. Nous voyons fleurir quelques discours simplistes. Pourquoi acheter un album s’il y a qu’une bonne chanson ? ou encore Je donnerai de l’argent au groupe en allant les voir en concert. Le logiciel iTunes comprend cette demande en proposant des morceaux à l’unité: payer 0,99€ pour une chanson plutôt que 15/20€ pour l’ensemble de l’album. Spotify a aussi induit à son tour des modifications dans la manière d’écouter de la musique, celles-ci ont été plus diffuses mais ont désormais de fortes répercussions sur la manière dont sont envisagés les albums et leurs lancements.
La durée de vie d’un album avant
Dans les années 90, les groupes ne faisaient pas automatiquement des albums. Un label pouvait tester un groupe en sortant un single. Le succès de ce dernier pouvait alors conduire la structure à faire enregistrement à la formation un LP. Pour les groupes avec déjà une certaine réputation (suffisamment pour avoir la possibilité d’enregistrer un album), le LP était souvent précédé d’un ou deux singles, rarement plus. Ils étaient là pour teaser le public et faire monter la sauce autour de la sortie de l’album. Ce dernier avait surtout une vie, entre quelques mois et plus d’un an, après sa sortie.
Un album pouvait ainsi flopper à sa sortie mais devenir un succès si le groupe tournait ou qu’une radio/télévision s’éprenait d’une chanson et la diffusait. Ainsi, un groupe qui avait loupé le coche à la sortie avait la possibilité d’éventuellement se refaire grâce au bouche à oreille etc. De ce fait, il n’était pas rare que les clips sortent après l’album (pour en prolonger la sortie). L’industrie a aussi bien sûr développé des rééditions avec quelques bonus (inédits, remixes) afin d’améliorer la durée de vie des albums. En bref: la fenêtre de tir pour défendre un album était plus importante, en particulier après sa sortie.
Il y a deux ans je racontais chez Section 26 comment Fatboy Slim avait influencé mes goûts musicaux par l’intermédiaire de chèques FNAC à noël 1998. L’album était sorti en octobre de la même année mais il a décollé commercialement en France plus de 6 mois après grâce au titre Right Here Right Now paru en single en avril 1999 ! Le clip avait ainsi permis à cet album vieux de 6 mois de trouver finalement son public.
Et maintenant ?
La stratégie consiste souvent à maintenir une présence le plus longtemps possible dans l’actualité en balançant au compte goutte des morceaux. Le nombre de titres placé en éclaireur semble ainsi avoir explosé pendant de 1-2 à plutôt 3-4 (voir plus). J’ai par exemple en tête le dernier album des Lemon Twigs dont j’avais l’impression de connaître tout le tracklisting avant sa sortie officielle.
La stratégie consiste désormais plus à placer des morceaux en playlist qu’à créer un enthousiasme autour d’un moment spécifique (l’album). L’album existe toujours mais semble être une scorie de l’époque précédente tant il est malmené. Les clips ont aussi perdus de leur intérêt. Initialement ils pouvaient créer une vraie plus-value pour un groupe en déclinant un univers singulier. Aujourd’hui ils sont tellement nombreux et devenus une pratique standard que leur impact semble s’évanouir dans les limbes de 1 et 0.
Une actualité en chasse une autre et les albums n’ont plus le temps de grandir sereinement tant ils seront poussés dehors par d’autres sorties. Au delà de la durée de vie c’est aussi le plaisir de la découverte qui est en jeu. Découvrir un album dans son intégralité (ou presque) est un moment unique et parfois magique. Avoir teasé trop de titres rend ainsi son écoute moins mémorable, notamment car on a déjà construit une représentation des chansons en dehors du cadre de l’album. Il est alors difficile de les recontextualiser.
Quelles solutions ?
Cette année Billie Eilish a sorti son album sans singles. Je trouve la démarche intéressante et pertinente, j’espère que d’autres artistes aussi connus suivront cette démarche. Au delà du cas des superstars, je pense que nous pouvons aussi agir à notre niveau. Cela peut passer par essayer d’écouter d’avantage les albums sur les plateformes de streaming.
Les journalistes doivent aussi s’affranchir de l’obsession de la nouveauté dans laquelle ils sont poussés par le brouhaha incessant et le FOMO. Nous devons je pense élargir la fenêtre de tir pour parler d’albums. Il n’est pas nécessaire d’en parler le jour J, parfois il peut être plus pertinent et intéressant de le faire quelques mois plus tard. Bien sûr les groupes et labels doivent aussi jouer le jeu en relayant ces initiatives et en s’interrogeant sur la pertinence de clipper/publier 4 morceaux en amont d’une sortie d’album.