En cet automne 2025, nous avons peut être atteint un nouveau sommet dans le fétichisme consumériste du vinyle. Le trois octobre dernier sortait le dernier album de Taylor Swift, The Life of a Showgirl. Dans la foulée, la chanteuse américaine annonçait des versions spéciales (en CD) avec des titres supplémentaires. Astuce marketing: ces morceaux bonus sont répartis sur des éditions différentes, il en faut quatre pour avoir tous les bonus. Le nombre total de versions différentes est délirant, discogs en compte déjà plus d’une trentaine, tandis que pour le précédent ce nombre est monté à plus de 80 ! Alors que le contexte est critique (labels indépendants, âge de rouille etc.), l’Américaine pousse encore plus loin la démarche en jouant sur la corde sensible de son stan. Ce dernier vient d’ailleurs à s’en poser des questions. La chanteuse n’exagerait elle pas un peu ?
Gonfler artificiellement les chiffres de vente
La stratégie de Taylor Swift ne lui est pas propre, elle est d’usage chez de nombreuses pop stars, du moins celles avec une fan base (un stan) suffisamment active et mobilisée pour acheter un album dans de nombreuses versions, que cela soit aux Etats Unis ou dans la K-pop (et même en France). Bien sûr les fans hardcore de certains groupes (The Cure) ou artistes solo (Johnny Hallyday, Mylène Farmer) ont pu faire ça par le passé mais ici la logique est poussée dans ses retranchements.
Cette logique a un double intérêt pour celui qui peut la pratiquer: maximiser ses revenus disques mais aussi gonfler artificiellement ses ventes en vendant plusieurs fois le même album (ou presque) à la même personne. Il ne s’agit plus de vendre 1 album à 500 000 personnes, mais de vendre à 100 000 personnes cinq albums (ou plus !). Les artistes comme Taylor Swift (et les autres -elle n’est pas la seule) comptent sur la loyauté des fans et leur peur (FOMO fear of missing out) de passer à coté d’un bijou (ou d’un élément du lore autour de la chanteuse) pour vendre de multiples copies du même album.
Cette stratégie des morceaux bonus/éditions deluxe existe depuis longtemps. Généralement les groupes/labels le font six mois, un an après la sortie initiale pour relancer la vie d’un album (et les ventes). Cette démarche est compréhensible et encore d’avantage à l’ère du streaming où la durée de vie des albums est éphémère tant les nouveautés du jour chassent celles d’hier. Elle est d’ailleurs encore pratiquée. Par exemple Miel de Montagne sort une version deluxe (avec deux nouveaux morceaux) en novembre de son album Ouin Ouin publié en avril.
Les pop stars modernes poussent la logique encore plus loin, notamment Taylor Swift sur la sortie de son dernier album. Maintenant ces éditions deluxe et/ou avec des bonus sortent Jour-J ou pire quelques jours après la première salve. Il s’agit alors de jouer sur l’émotion et pousser les fans à repasser à la caisse quand bien même ils avaient fidèlement acheté en pré-commande.
le fétichisme consumériste
Cette stratégie visant à soustraire le plus d’argent des fans les plus impliqués est délétère. D’une part, elle induit qu’une partie du stan est plus légitime car à même de d’avantage débourser ! Si on reprend l’exemple qui a déclenché cet article: certaines chansons ne sont légalement accessibles qu’en se procurant une version donnée, donc pour avoir accès à l’ensemble de l’œuvre disponible, il faut acheter plusieurs déclinaisons du même album. Ce n’est pas complètement nouveau en soi: dans les années 90/00 les groupes britanniques faisaient quelque chose de similaire avec les singles 45 tours ou en maxis. Un même single pouvaient avoir deux ou trois versions avec des faces b différentes (The Wombats, The Cribs, Blur etc.). Ce qui surprend ici c’est l’ampleur et la méthodologie, la logique est poussée encore plus loin, au risque d’atteindre un point de non retour.
Ce fétichisme consumériste n’est pas que la responsabilité des artistes. Les passionnés eux même jouent le jeu en se procurant de nombreuses versions. Si demain cette demande s’assèche, alors l’offre en fera de même. Poussé par la passion plutôt que la raison, les artistes comptent beaucoup sur cette part d’irrationalité pour augmenter le panier moyen.
un symptôme d’un problème plus général
En soi, cela ne me concerne pas que les stans déboursent 500 euros en vinyles/cds de Taylor Swift. Chacun est libre de faire ce qu’il veut de l’argent dont il dispose. En revanche je vois dans ce phénomène, un truc plus profond et démoralisant. C’est aussi le symptôme d’un certain manque de curiosité et diversité. Des gens préfèrent lâcher beaucoup d’argent dans un seul disque ou une seule place de concert plutôt que d’utiliser cette somme pour la répartir entre plusieurs artistes. Des chanteurs peuvent ainsi pratiquer des prix très élevés quand dans certains cercles, on peine à remplir une salle à 15€ la place ou à vendre 300 exemplaires d’un vinyle à 20€.
Les pop stars ne sont pas responsables de ce fétichisme consumériste, elles ne font que tirer profit de cette possibilité. Le principe du Winners take all est présent partout et en particulier dans la culture. Ainsi les chanteurs et chanteuses ne font que jouer avec les règles, ils sont, en quelque sorte, le messager de la nouvelle et non son origine. Les causes sont diverses. Les algorithmes des plateformes de streaming favorisent les plus connus au détriment des autres (induisant des écarts supplémentaires entre eux). La quantité astronomique de musique et l’absence de goulets d’étranglement (labels, presse musicale etc.) est une autre problématique: cette abondance favorise (paradoxalement) les plus connus car le choix est plus difficile (CF ce papier). On peut aussi s’intéresser à la célébration du poptimisme et de la métrique des chiffres pour juger de la qualité d’une œuvre.
L’arbre qui cache la forêt
En 2024 les ventes de vinyles ont encore progressé, pourtant tout autour de nous on constate une certaine fragilité que ce soit des disquaires, des labels. Cela s’explique assez bien: plutôt que vendre plein d’artistes différents, on vend plein de disques du même artiste. Comme souvent dans la vie, tout est une question d’équilibre; des ventes faibles de très nombreux artistes ne seraient pas un signe positif non plus. Il n’empêche que cette concentration sur quelques noms n’est pas bonne à long terme. Comme pour les placements financiers: il faut diversifier ! Aujourd’hui une artiste comme Taylor Swift pousse presque le marché du vinyle à elle toute seule, si demain sa carrière s’embourbe (ce que je ne lui souhaite pas), que se passe t il pour le vinyle ?