Tapez dans une boîte en France, et des dizaines de fans de musique brésilienne en sortiront. Dites Arthur Verocai chez le disquaire du coin, et les têtes de quelques quarantenaires à lunettes se tourneront, prêts à vous parler de leur passion pour la MPB, le Tropicália, le Clube Da Esquina, et peut-être même la TVA et le NPA. En revanche, dès lors qu’il s’agit de s’intéresser à la musique du voisin, la curiosité pour les musiques du monde se tarit quelque peu. De fait, le rock nacional argentin est resté très largement méconnu en France, y compris chez les auditeurs les plus passionnés. Étrangement, il a fallu attendre que le site Rateyourmusic et sa très discutable communauté se mette à noter généreusement des albums de “rock nacional” pour voir des jeunes gens nous parler d’Invisible, Serú Girán ou Pescado Rabioso. Derrière ces alias se cachent deux monuments de la musique des années 70 : Charly García et Luis Alberto Spinetta. Les Argentins, eux, ne nous ont pas attendu pour célébrer ces artistes rock nacional, qui sont de véritables icônes dans leur pays. Et à juste titre : on ne s’attend pas à ce que le groove et la poésie fassent aussi bon ménage. Portée par une génération d’instrumentistes exceptionnels, la musique des deux natifs de Buenos Aires atteint, à la fin des années 70 et au début des années 80, des sommets dont peu de groupes peuvent se vanter.
01 – Serú Girán “Salir De La Melancolia” (1981)
Ce fut mon introduction personnelle au rock nacional argentin. Morceau emblématique de Serú Girán, le meilleur groupe formé par Charly García : David Lebón (guitare), Pedro Aznar (basse, la version Super Saiyan de Jaco Pastorius), Oscar Moro (Batterie et percussions), et Charly lui-même comme claviériste, chanteur et cerveau du quatuor. Un banger sans nom, où toutes les parties instrumentales fonctionnent à merveille. Du basse/batterie infectieux aux descentes d’accord harmonisées par Charly García au synthé, tout concourt à faire de ce morceau un thème inoubliable.
02 – Invisible “Las Golondrinas de Plaza de Mayo” (1976)
Autre formation culte du rock nacional argentin, Invisible est aussi, à mon sens, le meilleur groupe formé par Luis Alberto Spinetta. Ici, le psychédélisme des synthés se mêle au folklore du Bandonéon, instrument originaire d’Allemagne et typique du tango argentin. Spinetta livre une performance vocale exceptionnelle, et rend toute sa poésie à cette belle place de Buenos Aires. En retournant dans la capitale argentine l’année dernière, inspiré par cette magnifique chanson, je fis un tour dès mon arrivée à la « Plaza de Mayo ». Malheureusement, les hirondelles n’y sont aussi belles que dans l’esprit fantasque de Spinetta.
03 – Serú Girán “Perro Andaluz” (1979)
Issu du meilleur disque du groupe, ce thème révèle pleinement la nature « progressive » de la musique de Serú Girán. En effet, les moments forts se succèdent et ne se ressemblent pas, formant un ensemble mélodieux souligné par la ligne de basse inventive de Pedro Aznar. Un de mes morceaux préférés du groupe, qui montre sa capacité à être touchant même dans les éléments les plus avancés de sa musique. Le titre provient du film du même nom de Luis Buñuel, et ici, mieux vaut laisser la parole à Charly García : « Je n’ai jamais vu le film. J’aimais juste bien le titre ».
04 – Invisible “Ruido de Magia” (1976)
Revenons à Invisible et ce thème voluptueux, autre pièce maîtresse de « El Jardin de los Presentes ». Le morceau présente une structure originale, alternant des moments calmes, psychédéliques et planants, et des arrangements explosifs constituant un motif récurrent. La production est à couper le souffle et les synthés créent une atmosphère profonde ; on croirait les écouter terré dans une grotte. Ce petit bijou de rock progressif n’est pas passé inaperçu chez les diggers que sont A Tribe Called Quest, qui en ont habilement samplé le passage le plus brillant dans « Dis Generation ».
05 – Charly García “Nos Siguen Pegando Abajo” (1983)
On tient LE tube de la carrière de Charly García. Celui que l’on peut entendre encore aujourd’hui dans n’importe quel bar de Buenos Aires, et qui ouvre son grand disque solo, peut-être la plus belle de toutes ses œuvres, « Clics Modernos ». L’argentin troque la batterie pour des boites à rythmes, mais garde un groove très organique, porté par la basse de Pedro Aznar (ex Serú Girán). L’arrangement bénéficie également d’un riff de guitare énergique, joué par Charly lui-même. Le morceau parfait à écouter, après avoir bu quelques bières de trop, dans un bar surplombant le cimetière de Recoleta (n’y voyez pas un vécu personnel).
06 – Invisible “El Anillo del Capitán Beto” (1976)
Permettons-nous une dernière incursion dans le chef d’œuvre d’Invisible, avec une chanson qui reste probablement la plus emblématique du groupe. En l’occurrence, il faut se pencher sur l’histoire racontée par le morceau : un chauffeur de bus voyage à travers l’espace depuis 15 ans, à bord de son vaisseau construit dans le quartier d’Haedo. Protégé de tous les dangers par son étrange bague, il ne résiste pas au sentiment de solitude et de tristesse qui l’accable dans l’immensité du cosmos. Paroles énigmatiques, qui évoquent en filigrane les marqueurs culturels et émotionnels (ici fortement marqués par la culture argentine) qui rattachent l’homme à sa vie sur Terre : le petit drapeau de River Plate (mythique club de foot argentin), les souvenirs d’enfance ou la « foto de Carlitos ». Comme si le dépassement surhumain de la quête spatiale n’était en fait qu’une régression, loin de ce qui nous rattache à notre humanité profonde.
07 – Charly García “Ojos de Video Tape” (1983)
Une chose que l’on ne peut pas enlever à Charly García : il a le sens des « closers » d’album. Véritable thème sous-côté, Ojos de Video Tape, est un morceau calme et mélodieux, qui finit en apothéose. Solo de synthé et guitares aquatiques viennent clore la chanson et l’album, dans un arrangement où les éléments instrumentaux s’ajoutent les uns après les autres. L’émotion est plus que jamais au rendez-vous dans ce morceau, plus léger en couches instrumentales et en intensité que certaines autres compositions.
08 – Pescado Rabioso “Todas las Hojas Son del Viento” (1973)
Pour beaucoup, « Artaud », troisième album de Pescado Rabioso, formation culte portée par Luis Alberto Spinetta, est l’emblème absolu et indépassable du Rock Nacional. Ce n’est pas mon opinion, mais il est difficile de n’être pas touché par la pureté et l’authenticité des compositions folk acoustiques de Spinetta. « Todas las Hojas Son del Viento », qui ouvre l’album, frappe par ses paroles quelque peu énigmatiques, et son économie de moyens (surtout pour qui a connu Invisible avant Pescado Rabioso, ce qui était mon cas). Spinetta écrit avec son cœur, et cela ne se sent jamais autant que dans ses morceaux les plus épurés.
09 – Charly García “Superhéroes” (1982)
« Yendo de la cama al living », titre génial s’il en est, et disque qui précède de peu « Clics Modernos », me semble trop sous-estimé dans la discographie de Charly García. Toutes les qualités du second disque solo de Charly sont déjà là, et seront magnifiées dans « Clics Modernos ». Superhéroes en est un bon exemple. La composition de cette chanson est sublime, et tous les instruments ont un son atypique dans leur contexte. C’est en écoutant ce genre de morceaux de Charly García que je me dis que, musicalement, il ne ressemble à personne d’autre.
10 – Luis Alberto Spinetta “Águila de Trueno (Parte I)” (1982)
Un morceau de Spinetta plus anecdotique et moins souvent cité, qui est pourtant la plus belle composition de son album solo « Kamikaze ». Composé en hommage au leader cacique indien Túpac Amaru II (pas Tupac Shakur, je vous vois venir), cette chanson de Spinetta, sans doute jouée sur une guitare électro-acoustique qui lui donne sa sonorité plus ample et profonde, présente une suite d’accords peu commune, avec une résolution enchanteresse. Une fois encore, Spinetta prouve qu’il n’a besoin que de sa guitare et de sa voix pour susciter l’émotion la plus vive.
11 Charly García “No Bombardeen Buenos Aires” (1982)
Un “personal favorite”, qui ne brille pas tant par son écriture que par son énergie, son humour et son « finish » explosif. García implore on ne sait qui exactement (probablement la Grande-Bretagne, avec qui l’Argentine de la dictature militaire s’est très brièvement retrouvée en guerre en 1982, pour les Îles Malouines) de ne pas bombarder Buenos Aires. Bourrée de références culturelles et politiques, la chanson étonne par son groove dansant et rieur, autour d’une thématique si grave. La dernière minute du morceau est selon moi un des grooves les plus spectaculaires de la discographie de son auteur. Attention au mix des cymbales, il fait mal aux oreilles.
12 – Pescado Rabioso “Las Habladurias del Mundo” (1973)
Si je devais trouver une comparaison littéraire pour cette chanson dans le contexte de l’album, je penserais à « L’Education Sentimentale », où Frédéric Moreau, après avoir exploré les affres du sentiment amoureux et de la vie parisienne, avec la lenteur et la dilatation temporelle que l’on connaît à Flaubert, est soudainement projeté 15 ans en avant dans la narration. De la même manière, après une succession de morceaux épurés et contemplatifs, parfois rock mais toujours mélancoliques, l’auditeur est soudainement transporté dans une explosion d’énergie gaie qui dénote avec le reste du disque. Las Habladurias del Mundo est une conclusion originale et surprenante pour Artaud , qui renouvelle habilement le sentiment de l’album à l’approche de sa fin.
13 – La Maquina De Hacer Pájaros “No Te Dejes Desanimar” (1977)
Autre formation culte de Charly García, « La Maquina De Hacer Pájaros » peut parfois sembler plus traditionnel dans son approche du rock progressif. En réalité, ce qui fait l’originalité de Charly reste intact, malgré une pratique instrumentale souvent plus proche des canons du prog. « No Te Dejes Desanimar », que je trouve presque « pré- Serú Girán », en est un bon exemple. Chanson mélodieuse, presque plus Beatles qu’autre chose, elle comporte certains passages qui me font penser que Charly García, dont la culture musicale était étendue et variée, a pu être un auditeur de Gentle Giant.
14 – Serú Girán “Eiti-Leda” (1978)
Revenons aux sources du groupe, avec le premier morceau de leur premier album. Il s’agit d’une composition dense, qui commence lentement pour ensuite dévoiler tout son potentiel. La deuxième partie du morceau abat toutes les cartes : virtuosité instrumentale, richesse de composition, singularité du son et de l’esthétique musicale. En tant que bassiste, j’ai rarement pris autant de plaisir à entendre un autre bassiste jouer : Pedro Aznar, tout juste 20 ans à l’époque, fait preuve d’une virtuosité technique proprement hallucinante pour son âge, et dévoile un son certes très (très) inspiré de celui de Jaco Pastorius, mais dont il exploite encore plus le potentiel musical.
15 – Sui Generis “Estación” (1972)
Je terminerai avec un morceau très « early » de Charly García qui montre que celui-ci n’est pas qu’un musicien « flashy » et virtuose. Dans cette courte composition relativement dénuée d’agréments, le talent de compositeur de l’argentin apparaît de manière évidente. Cette mélodie chantante et délicate vient clairement d’un songwriter né.

Rock Nacional, conslusion ?
J’ai peu parlé dans cette petite chronique de « Rock Progressif », « Jazz-rock », « Jazz-fusion », « Folk » ou même « New Wave », malgré le rattachement évident des deux argentins à ces courants musicaux. C’est parce qu’ils sont, à mon sens, l’exemple parfait de la personnalité et de l’authenticité créative en musique. Une oreille mal réveillée, ou trop propre à cataloguer la musique dans des genres (comme c’est malheureusement souvent le cas de la critique musicale), ne verra dans ces artistes que la version argentine des styles mentionnées plus haut. Pourtant, cela ne résiste pas à une écoute plus approfondie et sincère de leur œuvre. La tendance, d’ailleurs touchante, particulièrement chez Charly García, à s’inspirer ouvertement et sans complexe d’artistes les ayant précédés, n’y fait rien : le résultat final est une musique purement personnelle, unique et originale. Pour une raison simple : il faut faire de la musique avec son cœur, et ça c’est inné chez l’un comme chez l’autre. Ils ne se posent d’ailleurs sans doute pas la question. Cela ne fait pas tout, évidemment : les deux « porteños » ont prouvé maintes fois leurs qualités de travailleurs acharnés, notamment dans la pratique instrumentale et les synergies de groupe, aidé en cela par les musiciens exceptionnels qui les ont accompagnés. Par ailleurs, la production de leurs albums est constamment remarquable. Le talent de García et Spinetta est indéniable et leurs esprits créatifs ont su élever la musique rock nacional argentine à un niveau jusque-là inespéré, et depuis jamais égalé.