OPINION: Pitchfork dans la tourmente

En octobre dernier, nous évoquions ici même, coup sur coup, les remaniements du côté de bandcamp et un communiqué de presse écrit par des représentants de la presse musicale française. L’actualité de la semaine nous rappelle douloureusement la situation précaire du journalisme culturel. Le 18 janvier 2024, Pitchfork est, à son tour, restructuré et risque de perdre de sa superbe. Faisons le point.

la restructuration de Pitchfork

Pitchfork est la propriété du groupe de presse Condé Nast depuis 2015. Le conglomérat, propriétaire de Vanity Fair, Glamour ou The New Yorker, l’a acheté à Ryan Schreiber (le fondateur) et Chris Kaskie. Le site est une survivance de l’internet des années 2000. Fondé en 1996, il devient incontournable dans la décennie suivante et un faiseur de carrière. Que l’on aime ou déteste Pitchfork, le site est devenu une institution. D’indie snob à poptimiste, la ligne éditoriale a certainement évolué mais reste une référence pour de nombreuses personnes. La longévité du site étonne et rassurerait presque sur la possibilité de mettre en place des projets pérennes sur internet.

Mauvaise nouvelle cependant: la relation avec Condé Nast s’est semble-t-il tendu et le site va être restructuré. La responsable Anna Wintour (qui a inspiré Miranda Priestly !) a en effet annoncé la décision d’intégrer Pitchfork au sein de GQ, un magazine pour hommes (!). En plus de cela, de nombreux éditeurs et rédacteurs, souvent historiques, ont été licenciés. Parmi eux figurent par exemple Puja Patel (qui avait remplacé Ryan Schreiber à la tête de p4k), Evan Minske (que tous les garageux connaissent) ou Jillian Mapes. Parmi les suppositions entendues, Condé Nast aurait été agacé par la création du syndicat et la possibilité de placer Pitchfork derrière un paywall comme GQ…

Pour en savoir plus, n’hésitez pas à consulter le site BrooklynVegan.

Un coup dur pour le journalisme musical anglophone

Après Bandcamp, dont l’éditorial avait été un refuge pour de nombreux journalistes, c’est donc un autre monstre sacré du journalisme musical anglophone qui vacille. Cette situation nous la connaissons aussi très bien en France. Des titres comme Magic ou Tsugi ont été dans des situations proches de la disparition tandis que Trax Mag a tiré sa révérence l’été dernier après avoir essayé de révolutionner son modèle économique. Les autres titres musicaux (Rock & Folk, Soul Bag, Plugged, Jazz Mag etc.) tiennent souvent aussi grâce à beaucoup de bonne volonté et de résilience de la part des gens qui y contribuent. New Noise alerte d’ailleurs régulièrement sur leur situation complexe.

Je pense que le monde anglophone avait été un peu plus épargné jusqu’ici que la francophonie du fait de la taille du lectorat. Reste que toute l’économie de la musique (en tout cas indépendante) est grippée . La chute de ventes de disques a fait diminué les budgets publicités pour la presse et ainsi de suite. La situation est d’ailleurs très préoccupantes désormais pour les disquaires et aussi les labels.

A-t-on encore besoin de Pitchfork ?

Je pense que certaines personnes pourraient être tentés de faire du malthusianisme et se dire que la disparition de Pitchfork est dans l’ordre des choses. Au delà de la situation humaine difficile pour les gens licenciés, il faut aussi s’interroger sur l’avenir pour la découverte musicale. L’ancien monde sombre peut à peut mais par quoi va-t-il être remplacé ? Veut on vraiment faire confiance aux algorithmes de Spotify et Cie pour nous enthousiasmer et passionner pour de nouveaux artistes ? Personnellement je pense que la critique musicale (de même que le conseil des disquaires) a toujours sa place en 2024 et reste importante. Bref on a encore besoin de Pitchfork et de sites sur la musique donnant une visibilité aux artistes.

La tentation des sites autogérés

En lisant les réactions sur twitter, de nombreuses personnes (nord-américaines bien sûr) suggèrent la possibilité de créer des sites autogérés et possédés par les journalistes eux même. Nous sommes dans cette situation chez Section 26 (et ici même bien sûr !) de même, je pense, pour la majorité de nos collègues (Gonzaï, PopNews, Mowno etc.) et je pense que nos amis anglophones fantasment complètement. Il y a quelque chose de fascinant de voir à quel point les Etats Unis peuvent être un pays super dur et naïf en même temps !

Oui il est possible de faire des sites autogérés/créés par les journalistes eux même, mais quelle est leur capacité à se faire entendre et être des vrais leviers pour des groupes pour exister ? Le nerf de la guerre reste économique: il faut du brouzouf pour assurer la pérennité et l’exposition d’un site. Si aujourd’hui presque tout tient (en France en tout cas) grâce à du bénévolat ou du travail pas payé à sa juste valeur, cette situation va forcément créer des tensions à terme. Il faut des solutions pour financer le travail d’écriture, la mise en ligne, la relecture, etc. Problème, avec la disparition des sources de revenues liées à l’industrie de la musique, où chercher l’argent ? La question du modèle économique est toujours centrale et reste à mon avis le principal obstacle à des sites gérés par les journalistes eux même. Il y a bien sûr des contre-exemples très encourageants. Le modèle proposé par Les Jours d’abonnements semble payant mais les gens sont-ils prêt à mettre de l’argent pour payer du contenu sur la musique ? Si oui, pour quel contenu ?

Comment éviter d’autres Pitchfork ?

Beaucoup de questions et peu de réponses, reste quelques actions que nous pouvons tous faire pour préserver ce qui peut l’être. Voici quelques suggestions selon moi:

  • S’abonner ou acheter la presse musicale quand les titres vous plaisent et que leur ligne éditoriale vous convienne.
  • partager/liker sur les réseaux sociaux les articles qui vous plaisent
  • d’autant plus si vous êtes un groupe ou un label: partager à votre communauté aide aussi à faire grandir la nôtre et à donner envie de parler d’autres projets à vous.

Je pense que les médias eux mêmes ont aussi un rôle positif à jouer, en faisant plus de travail de défrichage (et accompagner les artistes plus tôt) notamment de la scène locale/nationale et peut être aussi en collaborant d’avantage avec les autres maillons de la chaînes, notamment les disquaires. Bref la discussion est ouverte !

6 thoughts on “OPINION: Pitchfork dans la tourmente

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