Régulièrement depuis 2018, je vous ai partagés mon amour du 45 tours. En 2018, je l’écrivais sur Section 26, début 2024, j’en faisais de même ici (j’aime toujours le 45 tours). Il est pourtant un autre format, généralement plus populaire: l’album. En voyant passer un un tweet (Il y a des gens qui écoutent juste des chansons et non des albums en entier ?), j’ai eu envie de revenir sur ce sujet: la sacralisation de l’album. La mise en avant de ce format a des qualités mais aussi des défauts.
On a sacralisé l’album
À partir des années 60, dans le rock, il y a eu un changement de paradigme. Je le situe vers 1966, particulièrement suite à des albums comme Pet Sounds des Beach Boys et Revolver des Beatles. À partir du moment où le rock et la pop sont devenus des sujets sérieux, l’album en est devenu le principal ambassadeur. Ce format a ainsi permit d’établir une forme de hiérarchie dans la musique en permettant une comparaison équitable entre différents groupes à travers leurs albums respectifs. Cette culture était déjà présente depuis plus longtemps dans le jazz (le rock et la pop ayant suivi le même cheminement). Il me semble qu’elle est cependant devenue quasi universelle à ce moment là.
Avec l’unité album il devient possible de créer des listes de disques à écouter/avoir/découvrir. On peut donc facilement organiser la connaissance et la transmission du patrimoine autour de la notion d’album. Je pense que ça a largement alimenter le phénomène et la reconnaissance du format (et aider à maintenir son impact culturel). Pour autant l’album n’est pas la panacée.
Certains groupes sont meilleurs en 45 tours
Je me souviens avoir eu plusieurs fois la discussion au motel et ailleurs: certains groupes s’apprécient mieux en album quand d’autres excellent en single. Typiquement des groupes comme New Order ou les Rolling Stones me semblent meilleurs en format court qu’en long.
Je cite très souvent les Nerves en exemple. Avec les quatre titres de leur 45 tours, le groupe californien est un jalon de la powerpop nord-américaine des années 70. Il apparaît inconcevable de ne pas les mentionner dans une anthologie dédiée au genre; pour autant, One Way Ticket, l’anthologie de 2008, n’a certainement pas la perfection attendue d’un album culte.
Ils ne sont pas les seuls dans cette situation ! De nombreux genres musicaux se sont épanouis en format court et ont eu du mal à être aussi pertinent en album. Dans le rock, je pense que des styles comme le garage-rock, le punk et dans une moindre mesure la powerpop s’apprécient mieux en 45 tours. À l’inverse le rock progressif ou la musique électronique (style Berlin School) appartiennent vraiment au registre de l’album.
Cette déformation a, à mon avis, conduit à la marginalisation de certaines esthétiques dans la critique et la pensée collective.
Album et 45 tours
L’album et le 45 tours n’ont pas le même objectif. Un album est particulièrement efficace quand le groupe ou l’artiste tente d’y créer une narration. Il s’apprécie d’autant plus qu’il y a eu du soin dans sa conception (varier les tempi, les longueurs des morceaux, les ambiances etc.). Le 45 tours (dont le maxi) s’adresse différemment à l’auditeur. C’est un format de la jeunesse (moins de pouvoir d’achats et des goûts plus fluctuant) et/ou plus fonctionnel (pour jouer les disques en boum ou en club).
Cette narration est une forme de luxe dont tout le monde ne dispose pas. Si la musique a une vocation plus fonctionnelle (pour danser typiquement), elle aura plus de difficulté à trouver un ton juste à travers un album où il est possible de s’affranchir beaucoup plus de la forme. Je pense que l’exemple de la disco est très parlant. C’est un genre musical qui a des difficultés à être pertinent sur la longueur d’album car ce n’est pas son format de prédilection (qui est le maxi). Rares sont les exceptions (en voici une). Interpréter l’histoire de la musique à travers l’album conduit alors à diluer l’impact et la force réels de ceux qui ne suivent pas cette logique. Le prisme de l’album aboutit à une certaine réécriture de la réalité de la musique. Des genres entiers sont concernés, par exemple, en plus de la disco, la house, la jungle, la Drum & Bass ou la post-disco etc.
Pour autant: défendons l’album
L’album a certes des défauts. Il ne faut pas en faire la seule unité de mesure de la qualité musicale effectivement. Une fois cela posé, il faut tout de même défendre le format. À l’heure où spotify a plus de poids que les disquaires, où les algorithmes se substituent à des recommandations humaines: écouter un album dans son intégralité est un geste presque politique. Des artistes/groupes ont pris soin de le penser comme un tout. Accueillons les œuvres comme elles ont été pensées par leurs créateurs. Laissons nous porter par le souffle du récit plutôt que vouloir imposer le nôtre au détriment de la cohérence.
Je mets aussi tout de même un bémol: tous les albums ne sont pas des réussites. Certains long jeux n’ont que quelques bons morceaux et n’offrent pas une expérience générale intéressante. À ce moment là, il ne faut pas se priver d’écouter ces chansons en dehors du contexte plutôt que ne pas les écouter du tout.
De la nuance
Si la sacralisation du format album a ses limites, il ne faut pas pour autant foncer vers la posture inverse. Le format album est magnifique et offre une expérience intime et profonde à celles et ceux qui se laissent entraîner dedans. Il faut défendre cette relation, notamment dans le contexte du streaming. Ceci étant dit, cela ne doit pas interdire, d’apprécier (et valoriser), en parallèle, des singles ou des morceaux pris séparément. Tout est question de nuance.